Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-629]

De la conviction et de la justice

Ce que l’homme dans la passion dit, promet, résout, le tenir ensuite dans le sang-froid et le calme — c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé d’admettre à jamais les conséquences de la coIère, de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est justement à leur égard que partout, et notamment chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les artistes payent cher l’estime accordée aux passions et l’ont toujours fait; il est vrai qu’ils exaltent aussi les satisfactions terribles des passions qu’un homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours les curieux désirs de passions se tiennent en éveil, il semblerait qu’ils disent: « Sans passions, vous n’aurez point vécu. » — Pour avoir juré fidélité (peut-être même à un être purement fictif, comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction et faisait apparaître ces êtres comme dignes de tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on lié enfin indissolublement? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes? N’était-ce pas une promesse hypothétique, sous la condition, qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination? Sommes-nous obligés à être fidèles à nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité nous portons dommage à notre Moi supérieur? — Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal. Nous ne passons pas d’une période de la vie à l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour échapper à ces douleurs, nous nous missions en garde contre les transports de notre sentiment? Le monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop spectral? Demandons-nous plutôt si ces douleurs, lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change? Je crains que la réponse ne doive être: parce que chacun suppose que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte personnelle causent un tel changement. Autrement dit: on croit au fond que personne ne modifie ses opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur l’importance intellectuelle de toutes les convictions. Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop de cas: cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de souffrir trop de ce changement.