Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-81]

Erreur du passif et de l’actif

Lorsque le riche prend au pauvre un bien qui lui appartient (par exemple un prince qui enlève au plébéien sa maîtresse), il se produit une erreur chez le pauvre; il pense que l’autre doit être bien abominable, pour lui prendre le peu qu’il possède. Mais l’autre est loin d’avoir un sentiment si profond d’un seul bien il ne peut donc pas se mettre comme il faut dans l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux droits supérieurs, donne assez de calme et laisse la conscience en repos; nous-mêmes, tant que nous sommes, quand la différence entre nous et d’autres êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun sentiment d’injustice et nous tuons une mouche, par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs même représentent comme éminemment noble), lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition: l’individu est en pareil cas écarté comme un insecte désagréable: il est placé trop bas pour pouvoir exciter des remords de longue durée chez un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il maltraite; sa conception de la douleur n’est pas la même que la souffrance de l’autre. Il en va de même avec les juges injustes, avec le journaliste qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion publique. La cause et la conséquence appartiennent, dans tous ces cas, à des groupes tout différents de sentiments et de pensées; cependant, on suppose involontairement que l’auteur et la victime pensent et sentent de même, et conformément à cette supposition, on mesure la faute de l’un à la douleur de l’autre.