Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-96]

Morale et moral

Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente; il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle « bon » est enfin celui qui par nature, à la suite d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers, agit conformément à la morale, quelle qu’elle soit (par exemple se venger, si se venger fait partie, comme chez les anciens Grecs, des bonnes mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à quelque chose »; or, comme la bienveillance, la pitié, les égards, la modération, et cetera, finissent, dans le changement des mœurs, par être toujours sentis comme « bons à quelque chose », comme utiles, c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient le premier plan.) Etre méchant, c’est n’être « pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister à la tradition, quelque raisonnable ou absurde qu’elle soit; le dommage fait à la communauté (et au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été, dans toutes les lois morales des diverses époques, ressenti principalement comme l’« immoralité » au sens propre, au point que, maintenant, le mot « méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la différence fondamentale qui a porté les hommes à distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais, mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir. La manière dont la tradition a pris naissance est à ce point de vue indifférente; c’est en tout cas sans égard au bien et au mal ou à quelque impératif immanent et catégorique, mais avant tout en vue de la conservation d’une communauté, d’une race, d’une association, d’un peuple; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral de suivre; s’en affranchir est en effet dangereux, plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute violation de ses privilèges sur la communauté et par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute tradition devient continuellement plus respectable à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus oubliée; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération; et ainsi la morale de la piété est une morale en tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.