Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-VM-144]

Du style baroque

Celui qui, en tant que penseur et écrivain, sait qu’il n’a été ni créé ni élevé pour la dialectique et le déploiement des pensées, aura involontairement recours à la rhétorique et au style dramatique: car, en fin de compte, il lui importe, avant tout, de se rendre intelligible et de gagner ainsi de la puissance, quelle que soit la façon dont il attire à lui le sentiment, que ce soit sur les routes frayées ou par surprise — comme berger ou comme brigand. Cela èst vrai dans tous les arts, où le sentiment d’un défaut de dialectique ou d’une insuffisance dans l’expression et le récit, allié à un instinct de la forme, dont l’abondance tend à se déverser, engendre cette catégorie du style que l’on appelle style baroque. — Il n’y a d’ailleurs que les gens prétentieux et mal informés chez qui se mot évoquera une idée d’abaissement. Le style baroque naît chaque fois que dépérit un grand art, lorsque dans l’art de l’expression classique les exigences sont devenues trop grandes, il se présente comme un phénomène naturel à quoi l’on assistera peut-être avec mélancolie — parce qu’il précède la nuit —, mais en même temps avec admiration, à cause des arts de compensation, dans l’expression et le récit, qui lui sont particuliers. Il faut noter avant tout le choix du sujet et la donnée d’un extrême intérêt dramatique, où l’on frémit déjà, sans l’aide d’aucun artifice de l’art, parce que le ciel et l’enfer sont trop près du sentiment; puis l’éloquence des passions et des attitudes violentes, de la laideur sublime, des grandes masses et en général de la quantité — comme on en voit déjà les traces chez Michel-Ange, le père ou le grand-père des artistes du style rococo italien —: les lumières du crépuscule, de la transfiguration, ou de l’incendie sur les formes très accentuées; avec cela sans cesse de nouvelles audaces, dans les moyens et les intentions, fortement soulignées par l’artiste, pour les artistes, tandis que le profane croit voir le perpétuel débordement involontaire de toutes les cornes d’abondance d’un art naturel et primesautier. Toutes ces qualités qui font la grandeur de ce style, ne sauraient se retrouver aux époques antérieures, classiques ou préclassiques, d’une manière d’art, et n’y seraient pas tolérées; car des choses aussi exquises demeurent longtemps suspendues à leur arbre comme des fruits défendus.— Maintenant surtout, la musique étant en train de passer dans cette dernière phase, on peut apprendre à connaître, ce phénomène du style baroque qui se présente avec une splendeur particulière et, par comparaison, éclairer le passé d’une lumière nouvelle: car, depuis le temps des Grecs, il y a souvent eu un style baroque, dans la poésie, l’éloquence, la sculpture — et chaque fois ce style, bien que la plus haute noblesse lui fît défaut, de même qu’une perfection innocente, inconsciente et victorieuse, a exercé une influence salutaire sur de nombreux artistes de son temps, les meilleurs et les plus sérieux: — c’est pourquoi il y aurait quelque témérité à vouloir le condamner sans plus, quoique chacun puisse s’estimer heureux si, par là, son jugement n’a pas été fermé aux œuvres plus pures et de plus grand style.