[MA-VM-169]
Besoins artistiques de second ordre
Le peuple possède bien quelque chose que l’on peut appeler des aspirations artistiques, mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Au fond, les déchets de l’art y suffisent: il faut se l’avouer sans ambages. Considérez, par exemple, quelles sont les mélodies et les chansons qui font maintenant toute la joie des couches vigoureuses de la population, les moins gâtées et les plus naïves, vivez parmi les bergers, les métayers, les paysans, les chasseurs, les soldats, les matelots,et vous serez édifiés sur ce sujet. Dans les petites villes encore, dans les maisons où est le siège des héréditaires vertus bourgeoises, n’aime-t-on et ne cultive-t-on pas la plus mauvaise musique qui aitjamais été produite? Celui qui parle dé besoins profonds, d’aspirations inassouvies qui poussent le peuple vers l’art, le peuple tel qu’il est, celui-là radote ou veut faire des dupes. Soyez donc francs ! Ce n’est que chez l’homme d’exception qu’existe aujourd’hui le besoin d’un art de style supérieur, — et cela parce que, d’une façon générale, l’art est de nouveau pris dans un mouvement rétrograde et que les forces et les espérances humaines se sont jetées, pour un temps, sur autre chose. — Il est vrai qu’il existe en outre, c’est-à-dire à l’écart du peuple, un besoin d’art vaste et considérable, mais de second ordre. On trouve ce besoin chez les classes supérieures de la société: là quelque chose comme une communauté artistique de bonne foi est possible. Mais regardez donc de plus près les éléments de cette communauté ! Ce sont en général les mécontents plus distingués qui, par eux-mêmes, ne peuvent s’élever à une joie véritable: l’homme cultivé qui ne s’est pas assez libéré pour pouvoir se passer des consolations de la religion èl qui pourtant ne trouve pas assez odorants les baumes de celle-ci; le demi-noble qui est trop faible pour briser le vice fondamental de sa vie ou le penchant néfaste de son caractère, en renonçant héroïquement ou en changeant de vie; l’homme richement doué qui a de lui-même trop haute opinion pour être utile par une activité modeste, et qui est trop paresseux pour un grand travail désintéressé; la jeune fille qui ne sait pas se créer un cercle de devoirs assez étendu; la femme qui s’est liée par un mariage léger ou criminel et qui ne se sait pas assez liée; le savant, le médecin, le commerçant, le fonctionnaire qui s’est spécialisé trop tôt et n’a jamais laissé libre cours à toute sa nature, mais qui, à cause de cela, accomplit son travail, d’aillëurs excellent, avec un ver rongeur au cœur; et enfin tous les artistes incomplets: — ce sont là tous ceux qui ont aujourd’hui encore de véritables besoins d’art ! Et qu’exigent-ils en somme de l’art? Il doit chasser chez eux, pendant quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement mauvaise, et interpréter, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur caractère, pour le transformer en un défaut dans la destinée du monde, — très différents des Grecs qui voyaient, dans leur art, l’expansion de leur propre bien-être et de leur propre santé, et qui aimaient à voir leur propre perfection, encore une fois, en dehors d’eux-mêmes: — ils ont été conduits à l’art par le contentement d’eux-mêmes, nos contemporains y sont venus — par le dégoût d’eux-mêmes.