[MA-VM-222]
Ce qui est simple ne se présente ni en premier ni en...
Ce qui est simple ne se présente ni en premier ni en dernier lieu. — Dans l’histoire des représentations religieuses on se fait souvent une idée fausse sur l’évolution et le lent développement de certaines choses qui, en réalité, n’ont pas grandi successivement et l’une par l’autre, mais simultanément et séparément. Ce qui est simple, notamment, a beaucoup trop la réputation d’être ce qu’il y a de plus ancien et d’avoir existé dès le début. Beaucoup de choses humaines naissent par soustraction, et non pas précisément par duplication, adjonction et confusion. — On croit, par exemple, toujours à un développement graduel de la figuration des dieux, depuis les bûches de bois et les rochers informes, jusqu’au haut de l’échelle, à une humanisation complète: au contraire, tant que la divinité était transportée et adorée dans les arbres, les bûches, les pierres, les animaux, on répugnait à lui donner forme humaine, comme si l’on craignait une impiété. Ce sont les poètes qui, en dehors du culte et de la pudeur religieuse, ont dû y habituer et y rendre accessible l’imagination humaine: mais quand des dispositions plus pieuses et des moments de ferveur venaient à prédominer de nouveau, cette influence libératrice des poètes s’amoindrissait et la sainteté demeurait, avant comme après, à l’épouvantable et à l’inquiétant, à ce qui est véritablement inhumain. Cependant, la fantaisie intérieure sait imaginer bien des choses qui, extériorisées en représentations corporelles, ne manqueraient pas de faire un effet pénible: c’est que l’œil intérieur est beaucoup plus audacieux et bien moins pudique que l’œil extérieur (d’où provient cette difficulté bien connue, cette presque impossibilité de transformer des sujets épiques en drames). Longtemps l’imagination religieuse ne veut croire à aucun prix à l’identité du dieu avec une image: l’image doit faire paraître le noumène de la divinité, actif et lié à un lieu d’une façon quelconque, mystérieuse et difficilement imaginable. La plus ancienne image divine doit abriter le dieu et, en même temps, le cacher, — en indiquer la présence, mais non point l’exposer. Jamais, dans son for intérieur, un Grec n’a considéré son Apollon comme une colonne de bois, son Éros comme une masse de pierre: c’étaient là des symboles qui devaient précisément faire peur de la figuration sensible. Il en est encore de même de certains bois dont on sculptait grossièrement les membres, parfois en exagérant le nombre de l’un ou de l’autre: c’est ainsi qu’un Apollon laconien avait quatre mains et quatre oreilles. Dans l’incomplet à peine indiqué, dans le surcomplet, il y a une sainteté qui fait frémir, qui doit empêcher que l’on songe à l’homme, à ce qui ressemble à l’homme. Ce n’est pas lorsque l’on se trouve à un degré embryonnaire de l’art que l’on produit de telles formes: comme si, à l’époque où l’on adorait ces images, on n’avait pas pu parler plus clairement et figurer avec plus de réalité. Au contraire, on craignait avant tout une chose: l’expression directe. Tout comme la cella, le lieu très saint, cache même le véritable nom de la divinité, l’enveloppant d’une mystérieuse demi-obscurité, mais pas complètement: de même que le temple périptère cache encore la cella, la garantissant en quelque sorte de l’œil indiscret, comme avec un voile protecteur, mais pas complètement: de même l’image est la divinité et, en même temps, la cachette de la divinité. — Ce n’est que lorsque, en dehors du culte, dans le monde profane de la lutte, la joie que suscite le vainqueur du combat se fut élevée si haut que les vagues de l’enthousiasme passèrent dans les ondes du sentiment religieux, lorsque la statue du vainqueur fut placée sur les parois du temple et lorsque le visiteur fut forcé, volontairement ou involontairement, à habituer son œil et son âme à ce spectacle inévitable de la beauté et de la force humaines, en sorte que ce rapprochement local fit se confondre, dans l’esprit, la vénération pour les hommes et les dieux: alors seulement se perdit la crainte qu’inspirait la figure humaine, dans l’image divine, et s’ouvrit l’énorme champ d’activité pour la grande sculpture. Pourtant une restriction demeure toujours, c’est que partout où l’on doit adorer, l’ancienne forme de laideur est conservée et scrupuleusement imitée. Mais l’Hellène qui sanctifie et donne en abondance peut dès lors suivre, dans toute sa béatitude, la joie de laisser Dieu devenir homme.