[MA-VM-320]
Porter des hiboux à Athènes
Les gouvernements des grands États ont entre les mains deux moyens pour tenir le peuple en dépendance, pour, se faire craindre et obéir: un moyen plus grossier, l’armée, un plus subtil, l’école. À l’aide du premier ils entraînent de leur côté l’ambition des classes supérieures et la force des classes inférieures, du moins dans la mesure où ces deux classes possèdent des hommes actifs et robustes, doués moyennement et médiocrement. À l’aide de l’autre moyen ils gagnent pour eux la pauvreté douée et surtout la demi-pauvreté à prétentions intellectuelles des classes moyennes. Ils se créent, avant tout, par les professeurs de tous grades, une cour intellectuelle qui aspire à « monter »; en entassant obstacle sur obstacle contre l’école privée ou l’éducation particulière que l’État a spécialement en haine, il s’assure la disposition d’un très grand nombre de places qui sont convoitées sans cesse par un nombre certainement cinq fois supérieur à celui qu’on pourrait satisfaire, d’yeux avides et quémandeurs. Mais ces situations ne devront nourrir leur homme que très maigrement: c’est ainsi que l’État entretient chez lui la soif fiévreuse de l’avancement et le lie plus étroitement encore aux intentions gouvernementales. Car il vaut mieux entretenir un mécontentement bénin, bien préférable à la satisfaction, mère du courage, grand’mère de la liberté d’esprit et de la présomption. Au moyen de ce corps enseignant, matériellement et intellectuellement tenu en bride, on élève alors, tant bien que mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau d’instruction utile à l’État, et gradué selon le besoin: avant tout, l’on transmet presque imperceptiblement aux esprits faibles, aux ambitieux de toutes les conditions, l’idée que seule une direction de vie reconnue et estampillée par l’État vous amène immédiatement à jouer un rôle dans la société. La croyance aux examens d’État et aux titres conférés par l’État va si loin que, même des hommes qui se sont formés d’une façon indépendante, qui se sont élevés par le commerce ou par l’exercice d’un métier gardent unepointe d’amertume au cœur, tant que leur situation n’a pas été reconnue d’en haut par une investiture officielle, un titre ou une décoration, — jusqu’à ce qu’ils puissent « se faire voir ». Enfin l’État associe la nomination aux mille et mille fonctions et places rétribuées, qui dépendent de lui, à l’engagement de se faire éduquer et estampiller par les établissements de l’État, autrement cette porte vous demeure close à jamais: honneurs dans la société, pain pour soi-même, possibilité d’une famille, protection d’en haut, esprit de corps chez ceux qui ont été éduqués en commun, — tout cela forme un filet d’espérances où se précipitent tous les jeunes gens: d’où pourrait donc leur venir un souffle de méfiance? Si, en fin de compte, l’obligation pour chacun d’être soldat pendant quelques années est devenue, au bout de quelques générations, une habitude et une condition que l’on accomplit sans arrière-pensée, en vue de quoi l’on arrange d’avance sa vie, l’État peut encore hasarder le coup de maître d’enchaîner, par des avantages, l’école et l’armée, l’intelligence, l’ambition et la force, c’est-à-dire d’attirer vers l’armée les hommes d’aptitudes et de culture supérieures et de leur inculquer l’esprit militaire de l’obéissance volontaire: ce qui les entraînera peut-être à prêter serment au drapeau, pour toute leur vie, et à procurer, par leurs aptitudes, un nouvel éclat au métier des armes. — Alors il ne manquera plus autre chose que l’occasion des grandes guerres: et l’on peut prévoir que, de par leur métier, les diplomates y veilleront en toute innocence, de même que les journaux et la spéculation: car le « peuple », lorsqu’il est un peuple de soldats, a toujours bonne conscience quand il fait la guerre, — inutile de la lui suggérer.