Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-VM-98]

Historisme et bonne foi des incrédules

Il n’y a pas de livre qui contienne avec plus d’abondance, qui exprime avec plus de candeur ce qui peut faire du bien à tous les hommes — la ferveur bienheureuse et exaltée, prête au sacrifice et à la mort, dans la foi et la contemplation de sa « vérité » — que le livre qui parle du Christ: un homme avisé peut y apprendre tous les moyens par quoi l’on peut faire d’un livre un livre universel, l’ami de tout le monde et avant tout le maître-moyen de présenter toutes choses comme trouvées et de ne pas admettre que quelque chose soit encore imparfait et en formation. Tous les livres à effet tentent à laisser une impression semblable, comme si l’on avait ainsi décrit le plus vaste horizon intellectuel et moral, comme si toute constellation visible, présente ou future, devait tourner autour du soleil que l’on voyait luire. — La raison qui fait que de pareils livres sont pleins d’effets ne doit-elle pas rendre d’une faible portée tout livre purement scientifique? Celui-ci n’est-il pas condamné à vivre obscurément parmi les gens obscurs, pour être enfin crucifié, pour ne jamais plus ressusciter. Comparés à ce que les hommes religieux proclament au sujet de leur « savoir », de leur « saint » esprit tous les hommes probes de la science ne sont-ils pas « pauvres d’esprit »? Une religion, quelle qu’elle soit, peut-elle exiger plus de renoncement, exclure avec moins de pitié les égoïstes que ne fait la science? — Voilà à peu près comme nous pourrions parler, nous autres, et certainement avec quelque fondement historique, lorsque nous avons à nous défendre devant les croyants; car il n’est guère possible de mener une défense sans un peu de cabotinage. Mais, lorsque nous sommes entre nous, il faut que le langage soit plus loyal: nous nous servons alors d’une liberté que ceux-ci ne sauraient comprendre, fût-ce même dans leur propre intérêt. Foin donc de la calotte du renoncement ! Foin de ces airs d’humilité ! Bien mieux et tout au contraire: c’est là notre vérité ! Si la science n’était pas liée à la joie de la connaissance, à l’utilité de la connaissance, que nous importerait la science? Si un peu de foi, d’amour et d’espérance ne conduisait pas notre âme à la connaissance, que serait-ce qui nous attirerait vers la science? Et, bien que, dans la science, le « moi » ne signifie rien, le « moi » inventif et heureux, et même déjà tout « moi » loyal et appliqué, importe beaucoup dans la république des hommes de science: l’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie de ceux à qui nous voulons du bien, ou de ceux que nous vénérons, dans certains cas la gloire et une modique immortalité de la personne: c’est là le prix que l’on peut atteindre pour cet abandon de la personnalité… pour ne point parler ici de résultats et de récompenses moindres, bien que ce soit justement à cause de ceux-ci que la plupart des hommes ont juré fidélité aux lois de cette république, et en général à la science, et qu’ils continuent toujours à y demeurer attachés. Si nous étions restés, en une certaine mesure, des hommes non scientifiques, quelle importance pourrions-nous encore attacher à la science ! Somme toute, et pour exprimer mon axiome dans toute son ampleur: pour un être purement connaisseur la connaissance serait indifférente. — Ce n’est pas la qualité de la foi et de la piété qui nous distingue des hommes pieux et croyants, mais la quantité: nous nous contentons de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, — s’il en est ainsi soyez donc satisfaits et donnez-vous aussi pour satisfaits ! — À quoi nous pourrions facilement répondre: « En effet, nous ne faisons pas partie des mécontents ! Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels ! Vos visages ont toujours nui à votre foi, plus que nos arguments! Si le joyeux message de votre bible était écrit sur votre figure vous n’auriez pas besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre: vos paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la bible superflue, une nouvelle bible devrait sans cesse naftre de vous ! Mais ainsi toute votre apologie du christianisme a sa racine dans votre impiété; par votre défense vous écrivez votre propre accusation, Si pourtant vous désirez sortir de cette insuffisance de votre christianisme, l’expérience de deux mille ans devrait vous amener à une considération qui, revêtue d’une discrète forme interrogative, pourrait être la suivante: « Si le Christ a vraiment eu l’intention de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son entreprise? »