Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-11]

Le libre arbitre et l’isolation des faits

L’observation inexacte qui nous est habituelle prend un groupe de phénomènes pour une unité et l’appelle un fait: entre lui et un autre fait, elle se représente un espace vide, elle isole chaque fait. Mais en réalité l’ensemble de notre activité et de notre connaissance n’est pas une série de faits et d’espaces intermédiaires vides, c’est un courant continu. Seulement la croyance au libre arbitre est justement incompatible avec la conception d’un courant continu, homogène, indivis, indivisible: elle suppose que toute action particulière est isolée et indivisible; elle est une atomistique dans le domaine du vouloir et du savoir. — Tout de même que nous comprenons inexactement les caractères, nous en faisons autant des faits: nous parlons de caractères identiques, de faits identiques: il n’existe ni l’un ni l’autre. Mais enfin nous ne donnons d’éloge et de blâme que sous l’action de cette idée fausse qu’il y a des faits identiques, qu’il existe un ordre gradué de genres, de faits, lequel répond à un ordre gradué de valeur: ainsi nous isolons non seulement le fait particulier, mais aussi à leur tour les groupes de soi-disant faits identiques (actes de bonté, de méchanceté, de pitié, d’envie, etc.) — les uns et les autres par erreur. — Le mot et l’idée sont la cause la plus visible qui nous fait croire à cette isolation de groupes d’actions: nous ne nous en servons pas seulement pour désigner les choses, nous croyons originairement que par eux nous en saisissons l’essence. Les mots et les idées nous mènent maintenant encore à nous représenter constamment les choses comme plus simples qu’elles ne sont, séparées les unes des autres, indivisibles, ayant chacune une existence en soi et pour soi. Il y a, cachée dans le langage, une mythologie philosophique qui à chaque instant reparaît, quelques précautions qu’on prenne. La croyance au libre arbitre, c’est-à-dire la croyance aux faits identiques et aux faits isolés, — possède dans le langage un apôtre et un représentant perpétuel.