Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-16]

Où l’indifférence est nécessaire

Rien ne serait plus absurde que de vouloir attendre ce que la science établira définitivement sur les choses premières et dernières, et jusque-là de penser à la manière traditionnelle (et surtout de croire ainsi !) — comme on l’a souvent conseillé. La tendance à ne vouloir posséder sur ces matières que des certitudes absolues est une surpousse religieuse, rien de mieux, — une forme déguisée et sceptique en apparence seulement du « besoin métaphysique », doublée de cette arrière-pensée, que longtemps encore on n’aura pas la vue de ces certitudes dernières et que jusque-là le « croyant » est en droit de ne pas se préoccuper de tout cet ordre de faits. Nous n’avons pas du tout besoin de ces certitudes autour de l’extrême horizon, pour vivre une vie humaine pleine et solide: tout aussi peu que la fourmi en a besoin pour être une bonne fourmi. Il nous faut bien plutôt tirer au clair d’où provient réellement l’importance fatale que nous avons si longtemps attribuée à ces choses, et pour cela nous avons besoin de l’histoire des sentiments moraux et religieux. Car c’est seulement sous l’influence de ces sentiments que ces problèmes culminants de la connaissance sont devenus pour nous si graves et si redoutables: on a introduit en contrebande dans les domaines les plus extérieurs, vers lesquels l’œil de l’esprit se dirige encore sans pénétrer en eux, des concepts comme ceux de faute et de peine (et même de peine éternelle !): et cela avec d’autant moins de scrupules que ces domaines étaient plus obscurs pour nous. On a de toute antiquité imaginé témérairement là où l’on ne pouvait rien assurer, et l’on a persuadé sa descendance d’admettre ces imaginations pour chose sérieuse et vérité, usant comme dernier atout de cette proposition exécrable: que croire vaut plus que savoir. Or maintenant, ce qui est nécessaire vis-à-vis de ces choses dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la croyance, mais l’indifférence à l’égard de la croyance et du prétendu savoir en ces matières ! — Toute autre chose doit nous tenir de plus près que ce qu’on nous a jusqu’ici prêché comme le plus important: je veux dire ces questions: Quelle est la fin de l’homme? Quelle est sa destinée après la mort? Comment se réconcilie-t-il avec Dieu? et toutes les expressions possibles de ces curiosa. Aussi peu que ces questions des dogmatistes religieux, nous touchent celles des dogmatistes philosophes, qu’ils soient idéalistes ou matérialistes ou réalistes. Tous, tant qu’ils sont, s’occupent de nous pousser à une décision sur des matières où ni croyance ni savoir ne sont nécessaires; même pour le plus épris de science il est plus avantageux qu’autour de tout ce qui est objet de recherche et accessible à la raison s’étende une fallacieuse ceinture de marais nébuleux, une bande d’impénétrable, d’éternellement flux et d’indéterminable. C’est précisément par la comparaison avec le règne de l’obscur, aux confins des terres du savoir, que le monde de la science, clair et prochain, tout prochain, croît sans cesse en valeur. — Il nous faut de nouveau devenir bon prochain des objets prochains ! et ne pas laisser, comme nous avons fait jusqu’ici, notre regard passer avec mépris au-dessus d’eux, pour se porter vers les nues et les esprits de la nuit. Dans des forêts et des cavernes, dans des terres marécageuses et sous des cieux couverts — c’est là que l’homme a trop longtemps vécu, vécu pauvrement aux divers degrés de civilisation des siècles entiers de siècles. Là il a appris à mépriser le présent et le prochain et la vie et lui-même — et nous, nous qui habitons les plaines plus lumineuses de la nature et de l’esprit, nous contractons encore, par héritage, en notre sang quelque chose de ce poison du mépris envers les choses prochaines.