Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-179]

Le grand danger des savants

Ce sont justement les savants les plus distingués et les plus sérieux qui courent le danger de voir le but de leur vie placé toujours plus bas, car ils ont le sentiment que, dans la seconde partie de leur existence, ils deviendront de plus en plus chagrins et querelleurs. Ils commencent par se jeter dans leur science, avec de vastes espoirs, et ils s’attribuent des tâches audacieuses dont leur imagination anticipe parfois déjà le but: il y a alors des moments semblables à ceux que l’on trouve dans la vie des grands navigateurs qui vont à la découverte; — le savoir, le pressentiment et la force s’élèvent mutuellement toujours plus haut, jusqu’à ce qu’une côte lointaine et nouvelle apparaisse pour la première fois devant les regards. Mais l’homme sévère s’aperçoit d’année en année davantage combien il importe que la tâche particulière du chercheur soit prise dans des limites aussi restreintes que possible, pour que l’on puisse la résoudre sans reste et éviter cet insupportable gaspillage de forces dont souffraient les périodes antérieures de la science: tous les travaux étaient alors faits dix fois et c’était toujours le onzième qui avait à dire le dernier mot, le meilleur. Cependant, plus le savant apprend à connaître cette façon de résoudre les problèmes sans reliquat, plus il l’exerce, plus sera grand aussi le plaisir qu’il y prendra: mais la sévérité de ses prétentions, par rapport à ce qui est ici appelé « sans reliquat », grandira encore. Il met à part tout ce qui dans ce sens doit demeurer incomplet, il a le flair et la répugnance de tout ce qui n’est soluble qu’à moitié, — il déteste tout ce qui ne peut donner une espèce de certitude que pris dans sa généralité, avec des contours vagues. Ses plans de jeunesse s’effondrent devant ses yeux: à peine s’il en reste quelques nœuds à défaire: et c’est à ce travail que le maître s’applique maintenant avec joie et affirme sa force. Alors, au milieu de cette activité si utile et si infatigable, lui, l’homme vieilli, est parfois saisi d’un profond découragement, d’un sentiment qui finit par revenir plus souvent et qui ressemble à une espèce de torture de conscience: son regard s’abaisse sur lui-même, comme s’il voyait quelqu’un de transformé, quelqu’un qui s’est rapetissé et abaissé jusqu’à devenir un nain agile; il s’inquiète de savoir si la maîtrise dans les petites choses n’est pas une sorte de commodité, un faux-fuyant devant les voix secrètes qui conseillent de donner de l’ampleur à la vie. Mais il ne peut plus passer de l’autre côté, — il est trop tard pour cela.