[MA-WS-190]
L’éloge du désintéressement et son origine
Entre deux chefs de bande voisins, l’on était depuis longtemps en querelle: on ravageait les récoltes, on enlevait les troupeaux, on incendiait les maisons, avec en somme, des succès douteux, puisque les deux puissances étaient à peu près égales. Un troisième, qui, par la situation isolée de ses domaines, pouvait se tenir loin de ces disputes, mais qui cependant avait des raisons pour craindre le jour où un de ces voisins querelleurs arriverait à une définitive prépondérance, s’entremit finalement avec bienveillance et solennité entre les deux partis en lutte: et secrètement il ajoutait à ses propositions de paix un poids sérieux, en donnant à entendre à chacun des deux belligérants que dorénavant il ferait cause commune avec la victime de quiconque romprait la paix. On s’assembla devant lui, on mit, avec hésitation, dans sa main, les mains qui jusqu’à présent avaient été les instruments et trop souvent les causes de la haine, — et l’on fit vraiment de sérieuses tentatives pour maintenir la paix. Chacun vit avec étonnement combien son bien-être et son aisance grandissaient soudain et que l’on trouvait, chez le voisin, au lieu d’un malfaiteur perfide ou arrogant, un marchand prêt à l’achat et à la vente, il vit même que dans des cas de nécessité imprévue, on pouvait réciproquement se tirer de la détresse, au lieu d’exploiter, comme cela s’était fait jusqu’à présent, cette détresse du voisin et de la pousser à son comble si cela était possible. Il sembla même que l’espèce humaine fût depuis lors devenue plus belle dans les deux régions: car les yeux s’étaient éclairés, les fronts s’étaient débarrassés des rides et tous avaient pris confiance en l’avenir — rien n’est plus salutaire aux âmes et aux corps, chez les hommes, que cette confiance. On se revoyait tous les ans au jour de l’alliance, tant chefs que partisans, et cela en présence du médiateur, dont on admirait et vénérait la façon d’agir, plus était grand le profit qu’on lui devait. On appelait désintéressée cette façon d’agir — car l’on envisageait de trop près l’avantage personnel que l’on avait tiré de l’intervention, pour voir dans la façon d’agir du voisin autre chose que ce fait: les conditions d’existence de celui-ci ne s’étaient pas transformées de la même façon que celle des belligérants réconciliés par lui: elles étaient au contraire demeurées les mêmes, il semblait par conséquent qu’il n’avait pas eu son intérêt en vue. Pour la première fois on se disait que le désintéressement était une vertu: certainement, dans les petites choses privées, il s’était souvent rencontré là des cas semblables, mais on ne porta son attention sur cette vertu que lorsque, pour la première fois, elle devenait évidente comme si elle était écrite au mur en gros caractères, lisibles pour toute la communauté. Reconnues comme des vertus, affublées d’un nom, mises en formules, recommandées pour l’usage, telles furent seulement les qualités morales à partir du moment où elles décidèrent visiblement des destinées et du bonheur de sociétés tout entières. Depuis lors, chez beaucoup de gens, l’élévation des sentiments et la stimulation des forces créatrices intérieures sont devenues si grandes que l’on offre des présents à ces qualités morales, chacun apportant ce qu’il a de meilleur: l’homme sérieux met à leurs pieds son sérieux, l’homme digne sa dignité, les femmes leur douceur, les jeunes gens tout ce qui est en eux riche d’espoir et d’avenir; le poète leur prête des paroles et des noms, les introduit dans la ronde des êtres analogues, leur attribue un tableau généalogique et finit par adorer, comme font les artistes, les créatures de son imagination comme des divinités nouvelles, — il enseigne même à les adorer. C’est ainsi qu’une vertu, parce que l’amour et la reconnaissance de tous y travaillent, comme à une statue, finit par devenir une agglomération de tout ce qui est bon et digne de vénération, tout à la fois une espèce de temple et de personnalité divine. Elle se dresse désormais comme une vertu spéciale, comme un être à part, ce qu’elle n’était pas jusqu’à présent, et elle exerce les droits et la puissance dont dispose une surhumanité sanctifiée. — Dans la Grèce de la décadence, les villes étaient pleines de ces abstractions divines humanisées (que l’on pardonne le mot singulier à cause de l’idée singulière); le peuple s’était arrangé à sa manière une espèce de « ciel des idées » à la façon platonicienne, et je ne crois pas que l’on ait eu l’impression de cet habitant céleste moins vivement que celle d’une quelconque divinité passée de mode.