Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-189]

L’arbre de l’humanité et la raison

Ce qu’avec une sénile myopie vous craignez, comme un surcroît de population sur la terre, met entre les mains de ceux qui ont plus d’espoir que nous une tâche grandiose: il faut que l’humanité soit un jour un arbre qui ombragera la terre tout entière, avec plusieurs milliards de fleurs qui toutes deviendront des fruits; c’est pourquoi il faut dès maintenant préparer la terre à nourrir cet arbre. Augmenter la sève et la force qui hâtera le développement maintenant encore minime, faire circuler en d’innombrables canaux cette sève nécessaire à la nutrition de l’ensemble et du particulier — de telles tâches ou de tâches semblables on peut déduire la mesure pour apprécier si un homme d’aujourd’hui est utile ou inutile. La tâche est sans limites, grandiose et téméraire: nous voulons tous y participer afin que l’arbre ne pourrisse pas avant le temps ! L’esprit historique réussira peut-être à se figurer, en imagination, l’être humain et l’activité humaine, semblables, dans l’ensemble du temps, à l’organisation des fourmis, à une fourmilière ingénieusement édifiée. À la juger superficiellement, toute l’humanité nous apparaît régie par l’instinct, comme l’organisation des fourmis. Mais, après un examen sévère, nous remarquons que des peuples tout entiers se sont efforcés, pendant des siècles, à découvrir et à mettre à l’épreuve des moyens nouveaux, par quoi l’on peut faire du bien à la grande collectivité humaine et enfin au grand arbre fruitier de l’humanité; et, quel que soit le dommage causé pendant ces essais aux individus, aux peuples et aux époques, il y aura toujours des individus qui y auront gagné de la sagesse, et cette sagesse se répandra lentement sur les mesures que prendront des époques et des peuples tout entiers. Les fourmis, elles aussi, errent et se trompent; l’humanité peut fort bien périr et dessécher avant le temps, par la folie des moyens; il n’y a ni pour l’une, ni pour les autres un sûr instinct conducteur. Il nous faut, bien au contraire, envisager face à face cette tâche grandiose qui consiste à préparer la terre pour recevoir une plante de la plus grande et de la plus joyeuse fécondité, et c’est une tâche de la raison pour la raison !