Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-69]

Honte habituelle

Pourquoi éprouvons-nous de la honte lorsque l’on nous attribue une faveur et une distinction que, selon l’expression courante, « nous n’avons pas méritées ». Il nous semble alors que l’on nous pousse dans un domaine où nous ne sommes pas à notre place, d’où nous devrions être exclus, en quelque sorte dans un lieu saint ou très saint que notre pas ne devrait pas franchir. Par une erreur des autres nous y avons pénétré quand même: et maintenant nous sommes subjugués, soit par la crainte, soit par la vénération, et nous ne savons pas si nous devons fuir ou jouir du moment béni et de l’avantage qui nous est donné en grâce. Dans toute honte il y a un mystère qui est profané par nous ou qui semble être en danger d’être profané; toute grâce engendre la honte. — Mais si l’on considère que, d’une façon générale, nous n’avons jamais rien « mérité », pour le cas où l’on s’abandonnerait à cette idée dans le cercle des conceptions chrétiennes, le sentiment de honte deviendrait habituel: parce qu’alors Dieu semblerait bénir sans cesse et exercer sa grâce. Mais, abstraction faite de cette interprétation chrétienne, cet état de honte habituelle serait encore possible pour le sage, totalement impie, qui soutient la foncière irresponsabilité et l’absence de mérite dans toute action et dans toute organisation: si on le traite comme s’il avait mérité telle ou telle chose, il semble être introduit dans un ordre supérieur d’êtres qui d’une façon générale méritent quelque chose, qui sont libres et vraiment capables de porter la responsabilité de leur vouloir et de leur pouvoir. Celui qui dit à ce sage: « tu l’as mérité » semble l’apostropher ainsi: « tu n’es pas un homme, mais un Dieu ».