Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-224]

Ennoblissement par dégénérescence

On peut apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart des hommes ont un vif sentiment commun, par suite de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de leur croyance commune. C’est là que se fortifient les bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la subordination de l’individu, que le caractère reçoit d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît ensuite constamment par éducation. Le danger de ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel; ce sont les hommes qui recherchent la nouveauté et surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse, sans action visible; mais en somme, surtout s’ils ont des descendants, ils servent d’ameublissement et portent de temps en temps un coup à l’élément stable d’une communauté. À cet endroit blessé et affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque sorte à l’ensemble de l’être; mais il faut que sa force générale soit assez grande pour recevoir en son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures dégénérescentes sont d’extrême importance partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès en somme doit être précédé d’un affaiblissement partiel. Les natures les plus fortes conservent le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer. — Quelque chose d’analogue se produit pour les hommes pris isolément; rarement une décadence, une lésion, même une faute, et généralement une perte corporelle ou morale, est sans profit d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente, plus d’occasion de vivre pour lui-même et par là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans l’être intime et en tout cas entendra plus finement. Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence me paraît n’être pas le seul point de vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours de deux éléments divers: d’abord, l’augmentation de la force stable plar l’union des esprits dans la communauté de croyance et de sentiment; puis la possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par suite des affaiblissements et des lésions de cette force stable; c’est précisément la nature la plus faible qui, étant la plus délicate et la plus indépendante, rend tout progrès généralement possible. Un peuple qui devient sur un point gangrené et faible, mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci: lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est de lui faire dés blessures ou de mettre à profit les blcssureâ que lui fait la destinée, et lorsque ainsi la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux endroits blessés inoculation de quelque chose de neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements est de fort peu d’importance, quoi que des gens à demi cultivés pensent autrement. Le but principal de l’art de la politique devrait être la durée, qui l’emporte sur toute autre qualité, étant,de beaucoup plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une constante évolution et une inoculation ennoblissante sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité, se mettra en garde là-contre.