Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-VM-171]

La musique, manifestation tardive de toute culture

La musique, de tous les arts qui naissent généralement sur un terrain de culture particulier, avec des conditions sociales et politiques déterminées, apparaît comme la dernière de toutes les plantes, à l’automne et au moment du dépérissement de la culture dont elle fait partie: tandis que déjà sont visibles les premiers signes avant-coureurs d’un nouveau printemps. Il arrive même parfois que la musique résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde nouveau et étonné, et qu’elle arrive trop tard. C’est seulement dans l’art des musiciens des Pays-Bas que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses accords: son architecture des sons est la sœur du gothique, tard venue il est vrai, mais légitime et ressemblante. C’est seulement dans la musique de Hændel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur, le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme. Ce fut Mozart qui rendit en or sonnant le siècle de Louis XIV, l’art de Racine et de Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et de Rossini le dix-huitième siècle chanta son dernier chant, le siècle de l’exaltation, des idéals brisés et du bonheur fugitif. Un ami des symboles sensibles pourrait donc dire que toute musique vraiment remarquable est un chant du cygne. — C’est que la musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu; la musique de Palestrina serait, pour les Grecs, parfaitement inabordable, et, d’autre part — qu’entendrait Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini? — Il se pourrait fort bien que notre récente musique allemande, malgré sa prépondérance et sa joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu de temps; car elle naquit d’une culture qui est en décadence rapide; son terrain se réduit à cette période de réaction et de restauration, où s’épanouit tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment que le goût de tout ce qui est traditionnel et national, pour répandre sur l’Europe son parfum composite. Ces deux courants de sentiments, saisis dans leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux limites lesplus extrêmes, ont fini par résonner dans l’art wagnérien. L’appropriation des vieilles légendes indigènes chez Wagner, la libre disposition qu’il prit des divinités et des héros étranges — qui sont au fond de souveraines bêtes fauves avec de la profondeur, de la grandeur d’âme et de la satiété de vivre —, la résurrection de ces figures à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse d’une sensualité et d’une spiritualité extatiques, tout ce procédé de Wagner dans les emprunts et les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux figures et aux paroles, exprime clairement aussi l’esprit de sa musique, si celle-ci, comme toute musique, ne savait parler d’elle-même sans équivoque: cet esprit mène la toute dernière campagne de réaction contre l’esprit du rationalisme qui soufflait du siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre l’idée supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme anglo-américain appliquée à la transformation de l’État et de la société. — Mais n’est-il pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments combattu, semble-t-il, par Wagner et ses adhérents ait repris depuis longtemps une force nouvelle et que cette tardive protestation musicale tombe dans des oreilles qui préféreraient entendre d’autres accents, d’une esthétique différente? En sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet art merveilleux et supérieur devienne soudain incompréhensible et que l’oubli et les toiles d’araignées viennent s’abattre sur lui. — Il ne faut pas se laisser induire en erreur sur cet état de cause par ces fluctuations passagères qui apparaissent comme la réaction dans la réaction, comme une dépression momentanée des ondes, dans l’ensemble du mouvement: il se pourrait donc que cette période de dix années, avec ses guerres nationales, son martyre ultramontain et son terrorisme socialiste, aidât, dans ses contrecoups subtils, à l’épanouissement du dit art, — sans lui donner par là la garantie qu’il a « de l’avenir », ou même qu’il a l’avenir. — Cela tient à l’essence même de l’art, si les fruits de ses grandes années perdent aussitôt plus vite leurs saveurs et se gâtent plus vite que les fruits de l’art plastique ou même ceux qui croissent sur l’arbre de la connaissance: car de tous les produits du sens artistique humain, les idées sont ce qu’il y a de plus durable.