Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[MA-WS-285]

La propriété peut-elle être équilibrée par la justice? —...

La propriété peut-elle être équilibrée par la justice? — Lorsque l’on ressent fortement l’injustice de la propriété — la grande aiguille marque de nouveau cette heure au cadran du temps —, on nomme deux moyens pour y remédier: d’une part un partage égal de la fortune et, d’autre part, la suppression de la propriété et le retour de toute possession à la communauté. Ce dernier procédé est surtout selon le cœur de nos socialistes qui en veulent surtout à ce juif antique qui disait: « Tu ne déroberas point. » Selon eux le huitième commandement devrait au contraire être conçu dans ces termes: « Tu ne posséderas point ». — Dans l’Antiquité on fit souvent des tentatives conformes à la première recette, en petit il est vrai, mais pourtant avec un insuccès qui peut être plein d’enseignements pour nous. Il est facile de dire « des lots de terre égaux »; mais combien d’amertume engendrent les séparations et les déchirements que ce partage rend nécessaires, et la perte de la vieille propriété vénérable, combien de piété offensée et sacrifiée ! On déracine la moralité lorsque l’on déracine les bornes qui séparent les terres. Et après cela, quelle amertume nouvelle entre les propriétaires nouveaux, quelle jalousie, quels regards envieux ! car il n’y a jamais eu de lots de terre véritablement égaux, et, s’il en existait, l’esprit jaloux des biens du voisin n’y croirait pas. Et combien de temps durait cette égalité malsaine, empoisonnée dès l’origine? Après quelques générations un seul lot était transmis par héritage à cinq têtes différentes, ailleurs cinq lots se réunissaient sur une seule tête. Et, pour le cas où l’on évitait ces inconvénients par de sévères lois d’héritage, les lots de terre continuaient, il est vrai, à être égaux, mais il restait toujours des nécessiteux et des mécontents qui ne possédaient rien autre chose que leur jalousie des biens du voisin et leur désir du renversement de toute chose. — Si, par contre, selon la seconde recette, on veut rendre la propriété à la commune et ne faire de l’individu qu’un fermier provisoire, on détruit la terre cultivée. Car l’homme est sans prévoyance à l’égard de ce qu’il ne possède que d’une façon passagère, il ne fait pas de sacrifices et agit en exploiteur, en brigand ou en misérable gaspilleur. Si Platon prétend que la suppression de la propriété supprimera l’égoïsme, il faut lui répondre qu’après déduction de celui-ci ce ne seront certainement pas les vertus cardinales de l’homme qui resteront, — de même qu’il faut affirmer que la pire peste ne pourrait faire autant de mal à l’humanité que si l’on en faisait disparaître la vanité. Sans vanité et sans égoïsme — que sont donc les vertus humaines? Par quoi je suis loin de vouloir dire que celles-ci ne sont que des masques de celles-là. La mélodie fondamentale et utopique de Platon que les socialistes continuent toujours à chanter, repose sur une connaissance imparfaite de l’homme: il ignore l’histoire des sentiments moraux, il manque de clairvoyance au sujet de l’origine des bonnes qualités utiles de l’âme humaine. De même que toute l’antiquité, il croyait au bien et au mal, comme au blanc et au noir, donc comme à une différence radicale entre les hommes bons et les hommes mauvais, les bonnes qualités et les mauvaises qualités. — Pour que, dans l’avenir, on ait plus de confiance en la propriété et que celle-ci devienne plus morale il faut ouvrir tous les moyens de travail qui mènent à la petite fortune, mais empêcher l’enrichissement facile et subit; il faudrait retirer des mains des particuliers toutes les branches du transport et du commerce qui favorisent l’accumulation des grandes fortunes, donc avant tout le trafic d’argent — et considérer ceux qui possèdent trop comme des êtres dangereux pour la sécurité publique au même titre que ceux qui ne possèdent rien.