Facta Ficta

vitam impendere vero

Nietzsche thinking

[JGB-220]

Aujourd’hui que la louange du désintéressement est si...

Aujourd’hui que la louange du désintéressement est si populaire, il importe de se rendre compte, non sans danger peut-être, de ce qui, pour le peuple, est sujet d’intérêt et quelles sont les choses dont se soucie véritablement et d’une façon profonde le vulgaire. Nous y comprendrons les gens cultivés, les savants et même, ou je me trompe fort, les philosophes. Il ressort de cet examen que presque tout ce qui ravit le goût délicat et raffiné, tout ce qui intéresse les natures élevées, paraît à l’homme moyen totalement « dépourvu d’intérêt ». S’il s’aperçoit quand même d’un certain attachement à ces choses il qualifiera cet attachement de désintéressé, et s’étonnera qu’il soit possible d’agir « d’une façon désintéressée ». Il y a eu des philosophes qui ont su prêter encore à cet étonnement populaire une expression séduisante, mystique et supraterrestre (— peut-être parce qu’ils ne connaissaient pas par expérience la nature plus élevée? —), au lieu de présenter la vérité nue et facile et de dire franchement que l’action « désintéressée » est une action très intéressante et très intéressée, en admettant que… — « Et l’amour? » — Comment ! les actions qui ont l’amour pour mobile doivent être elles aussi « non-égoïstes »? Idiots que vous êtes… ! « Et la louange de celui qui se sacrifie »? Celui qui a vraiment consommé des sacrifices sait que, par son sacrifice, il cherchait une compensation et qu’il l’a trouvée —peut-être voulait-il quelque chose de lui-même pour autre chose de lui-même, — qu’il a donné ici pour recevoir davantage là-bas, peut-être pour devenir plus, peut-être pour se sentir « plus » qu’il n’était. Mais c’est là un domaine, jalonné de questions et de réponses, où un esprit délicat n’aime pas à s’arrêter: tant la vérité est forcée d’étouffer les bâillements quand il lui faut y répondre. Car, enfin, la vérité est femme: il ne faut pas lui faire violence.