[MA-WS-23]
Les partisans de la doctrine du libre arbitre ont-ils le...
Les partisans de la doctrine du libre arbitre ont-ils le droit de punir? — Les hommes qui, par profession, jugent et punissent, cherchent à fixer dans chaque cas particulier si un criminel est responsable de son acte, s’il a pu se servir de sa raison, s’il a agi pour obéir à des motifs et non pas inconsciemment ou par contrainte. Si on le punit, c’est d’avoir préféré les mauvaises raisons aux bonnes raisons qu’il devait connaître. Lorsque cette connaissance fait défaut, conformément aux idées dominantes, l’homme n’est pas libre et pas responsable: à moins que son ignorance, par exemple son ignorance de la loi, ne soit la suite d’une négligence intentionnelle de sa part; c’est donc autrefois déjà, lorsqu’il ne voulait pas apprendre ce qu’il devait, qu’il a préféré les mauvaises raisons aux bonnes et c’est maintenant qu’il pâtit des conséquences de son choix. Si, par contre, il ne s’est pas aperçu des meilleures raisons, par hébétement ou idiotie, on n’a pas l’habitude de le punir. On dit alors qu’il ne possédait pas le discernement nécessaire, qu’il a agi comme une bête. La négation intentionnelle de la meilleure raison, c’est là maintenant la condition que l’on exige pour qu’un criminel soit digne d’être puni. Mais comment quelqu’un peut-il être intentionnellement plus déraisonnable qu’il ne doit l’être? Qu’est-ce qui le décidera, lorsque les plateaux de la balance sont chargés de bons et de mauvais motifs? Ce ne sera ni l’erreur, ni l’aveuglement, ni une contrainte intérieure, ni une contrainte extérieure. (Il faut d’ailleurs considérer que ce que l’on appelle « contrainte extérieure » n’est pas autre chose que la contrainte intérieure de la crainte et de la douleur). Qu’est-ce alors? serait-on en droit de demander. La raison ne doit pas être la cause qui fait agir, parce qu’elle ne saurait décider contre les meilleurs motifs. — C’est ici que l’on appelle en aide le « libre arbitre »: c’est le bon plaisir qui doit décider et faire intervenir un moment où nul motif n’agit, où l’action s’accomplit comme un miracle, sortant du néant. On punit cette prétendue discrétion dans un cas où nul bon plaisir ne devrait régner: la raison qui connaît la loi, l’interdiction et le commandement, n’aurait pas dû laisser de choix, pense-t-on, et agir comme contrainte et puissance supérieure. Le criminel est donc puni, parce qu’il a agi sans raison, alors qu’il aurait dû agir conformément à des raisons. Mais pourquoi s’y est-il pris ainsi? C’est précisément cela que l’on n’a plus le droit de demander: ce fut une action sans « pourquoi? », sans motif, sans origine, quelque chose qui n’avait ni but ni raison. — Pourtant, conformément aux conditions de pénalité énoncées plus haut, on n’aurait pas non plus le droit de punir une pareille action ! Aussi ne peut-on pas faire valoir cette façon de pénalité; il en est comme si l’on n’avait pas fait quelque chose, comme si l’on avait omis de la faire, comme si l’on n’avait pas fait usage de la raison: car, à tous égards, l’omission s’est faite sans intention ! et seules sont punissables les omissions intentionnelles de ce qui est ordonné. À vrai dire, le criminel a préféré les mauvaises raisons aux bonnes, mais sans motif et sans intention: s’il n’a pas fait usage de sa raison, ce n’était pas précisément pour ne pas en faire usage. L’hypothèse que l’on fait chez le criminel qui mérite d’être puni, l’hypothèse que c’est intentionnellement qu’il a renié sa raison, est justement supprimée si l’on admet le « libre arbitre ». Vous n’avez pas le droit de punir, vous qui êtes partisans de la doctrine du « libre arbitre », vos propres principes vous le défendent ! — Mais ces principes ne sont en somme pas autre chose qu’une très singulière mythologie des idées; et la poule qui l’a couvée se trouvait loin de la réalité lorsqu’elle couvrait ses œufs.